Réalisateur : Steven Spielberg
Année de Sortie : 1971
Origine : États-Unis
Genre : Thriller Routier
Durée : 1h30
Le Roy du Bis : 9/10
Thibaud Savignol : 9/10
Le Chat et la souris
Chaque rétrospective accordée à un auteur est l’occasion de (re)découvrir ses obsessions et thèmes de prédilection, son talent de conteur mais aussi ses erreurs, parce qu’il faut bien commencer quelque part. Dans le cas de Steven Spielberg, alors âgé d’une vingtaine d’années, on parle déjà d’un surdoué capable de transcender un « simple » projet télévisé en pure exercice de style. Fort de ses premières expériences pour la Universal avec les épisodes pilote des séries Columbo ainsi que L’Envers du Tableau, le jeune réalisateur se voit confier l’adaptation d’un scénario de Richard Matheson pour un téléfilm du vendredi soir destiné à ABC, mais néanmoins taillé pour le grand écran. Le récit va s’intéresser pendant une heure et demie à un jeu du chat et de la souris entre un camionneur fou à lier et un représentant de commerce timoré. Soit comment une simple queue de poisson va dégénérer dans une lutte sans merci sur une route du sud des Etats-Unis.
La vocation du cinéma de Steven Spielberg a toujours été d’atteindre une portée universelle avec la même constance formelle et esthétique tout au long de sa vie. Si Duel est encore apprécié aujourd’hui, ce n’est donc pas seulement pour la grammaire de sa mise en scène mais également pour sa simplicité ; celle d’une course poursuite haletante impliquant uniquement deux protagonistes, et dont la tension se nourrit de l’incarnation d’une menace pourtant familière. Son premier essai impressionne tellement à l’époque qu’il passera de la case télévision aux salles de cinéma après un détour par le festival d’Avoriaz en 1973 où il raflera le Grand Prix. On a fait pire comme début de carrière.
Bien plus qu’un thriller routier, le récit illustre la lutte d’un David alias Monsieur tout le monde contre un Goliath mécanique et rutilant. Le réalisateur parvient à personnifier le géant en le filmant la plupart du temps en contre-plongée, du point de vue de la petite berline qui le précède ou le succède, c’est selon. Qui n’a jamais croisé un chauffard enragé sur une route de campagne vous empêchant de vous rabattre en toute sécurité ? Cette mise en danger sadique et perverse n’est pas seulement le fond du sujet, puisqu’il y est surtout question d’une lutte psychologique entre un homme aliéné par une vie de famille peu épanouie et sa Némésis, un loup solitaire dont on ne verra jamais davantage qu’une silhouette mais que l’on peut aisément s’imaginer rustre et patibulaire, le genre bedonnant et débraillé avec une casquette vissé sur le crâne. On pourra citer l’opposition classique entre le citadin civilisé et le campagnard dégénéré, même s’il ne s’agit pas d’une question d’origine géographique mais bien d’un véritable rapport de force, de taille, et de domination.
Tout converge lors de deux séquences aujourd’hui cultes. D’abord lorsque David tente de pousser un bus scolaire pour l’aider à prendre son élan. Tentative qui va évidemment s’avérer infructueuse en raison de la puissance de son pot de yaourt. Le camionneur se montrera lui plus courtois et n’aura aucune difficulté à mener la mission à bien. Et si David le vit comme une petite humiliation, ce n’est rien en comparaison de la suite qui sera un véritable coup de boutoir psychologique puisque le routier ira jusqu’à culbuter l’arrière train de sa petite berline pour la faire s’écraser contre un train à un passage à niveau. Au fur et à mesure de leur opposition, le père de famille va voir son état mental se détériorer jusqu’à l’état de psychose, le camion devenant une figure allégorique d’un no man’s land s’étendant à perte de vue.
Cela fait d’autant plus sens lors de leur rencontre fortuite dans un resto routier où la victime tentera d’échafauder l’identité de son poursuivant par une multitude de scénarios projetés en voix off dans son esprit tourmenté. Steven Spielberg installe un climat paranoïaque en plaçant la présence du poids lourd à l’arrière plan, auquel se rajoutent de nombreux clients installés au bar qui semblent l’épier du regard. Des suppositions, David aura tout le temps d’en faire sur le chemin l’éloignant de son foyer. S’il tente de lui fausser compagnie, de le prendre de vitesse ou bien de se cacher sur une butte en contrebas, le chauffard reviendra perpétuellement le harceler, n’ayant visiblement rien de mieux à faire de son temps.
Dès lors, toute tentative d’échapper à son adversaire n’est qu’une fuite en avant qui convergera vers un face à face digne d’un western, desservi par un suspens hitchcockien au milieu d’un cadre crépusculaire, où les lois de la civilisation n’ont désormais plus cours. L’homme se retrouve livré à lui-même face au danger avec ce semi-remorque comme seul horizon, lui barrant constamment la route. Derrière cette lutte homérique, il y a une symbolique : celle d’un mari devant pour la première fois de sa vie affronter ses problèmes plutôt que de les esquiver comme il le fait avec sa famille. C’est au prix d’un combat acharné que l’Homme enfoui en lui va finalement s’affirmer. Et oui, être un homme c’est avant tout savoir surmonter ses problèmes.