Réalisateurs : Andrew Lau et Alan Mak
Année de Sortie : 2002
Origine : Hong-Kong
Genre : Thriller / Policier
Durée : 1h41
Thibaud Savignol : 8/10
Piège à Hong Kong
4 oscars, dont meilleur film et meilleur réalisateur. Voici ce que glane Les Infiltrés lors de la célèbre cérémonie en 2007. C’est grâce à ce succès international, et occidental, que la lumière sera faite sur ses origines. Scorsese ne s’en est jamais caché, son film est une relecture d’Infernal Affairs, un film Hongkongais sorti en 2002 qui n’a pas eu le même retentissement à l’époque. Pourquoi cette méconnaissance du cinéma asiatique ? Impossible d’en aborder tous les aspects ici. L’hégémonie américaine ou bien l’éloignement géographique expliquent sûrement en partie ce manque d’intérêt d’une part du grand public. Peut-être pas assez mis en avant de la part de distributeurs et d’exploitants trop frileux. Même cette appellation «cinéma asiatique» ne fait pas vraiment sens. Au-delà de codes parfois différents des nôtres, il est constitué des mêmes genres et sous-genres : du polar HK survolté au thriller sud-coréen ultra violent, le drame, la comédie et l’horreur ne sont pas en reste. Question d’habitude aussi. L’important aura été de réhabilité un film connu seulement des plus cinéphiles.
Inutile de lister les caractéristiques propres à chaque œuvre une par une. Une différence majeure se démarque. Là ou la durée des Infiltrés culmine à 2h30, le polar original, beaucoup plus resserré, affiche seulement 1h40 au compteur. Cette information simple, dénuée d’analyse, apparaît pourtant comme essentielle pour saisir le cœur de chacune de ces œuvres. Le réalisateur américain, comme à son habitude, développe intrigues et sous-intrigues, inscrit son film dans un temps long, le transforme en fresque mafieuse dont il a le secret. Andrew Lau et Alan Mak, à l’image d’un récit épuré aux enjeux facilement assimilables, délivrent au contraire une œuvre dans l’urgence, où le temps fait défaut et où une course contre la montre possiblement fatale s’engage.
L’idée de base est d’une simplicité affolante. Tandis qu’un policier est assigné comme taupe parmi une triade locale, de son côté un gangster monte les échelons de la police en tant qu’infiltré, devenant un inspecteur respecté. Des années plus tard, chacun jouant son double rôle à la perfection, un deal que la police surveille tourne mal. Les deux camps ne sont plus dupe : un infiltré sévit dans leurs rangs. Démarre alors une véritable chasse au traître, chaque mouvement ou chaque regard pouvant être le dernier. La thématique du flic infiltré n’est pas nouvelle, notamment dans le cinéma HK. Ringo Lam a donné ses lettres de noblesse au genre avec City on Fire, dont Tarantino repompera le dernier acte pour son Reservoir Dogs, tandis que John Woo l’a propulsé sur les cimes inatteignables du cinéma d’action avec son chef d’œuvre intemporel qu’est A Toute Épreuve. Mais avec Infernal Affairs, les deux réalisateurs poussent le concept à son paroxysme, multipliant les possibles et les jeux de miroir. Pourquoi cette évolution ? Premier film du genre post-Rétrocession, il reflète peut être un nouvel environnement politique.
Les films précédemment cités ne mettaient en avant qu’une seule taupe, celle de la figure du flic infiltré. Il représentait une sorte de référence morale pour le spectateur. Bien que souvent auteur d’actes répréhensibles (braquages, trafics, vols), l’objectif final était toujours de coincer les bandits, de faire respecter l’ordre. Étaient questionnées les méthodes, la conscience d’un policier plongé dans les abîmes du banditisme, mais pas l’autorité elle-même, pas la morale. Depuis 1997, les choses sont différentes. S’étant libéré de la tutelle anglaise sans pour autant plier devant l’ogre communiste chinois, la situation d’Hong-Kong au tournant du 21e siècle s’avère délicate. Infernal Affairs serait alors le miroir dissonant de cet état des lieux. Répondant à la célèbre formule «un pays, deux systèmes» de Deng Xiaoping, les frontières se brouillent, les figures de flic et de voleur s’assimilent. Derrière ses apparats de polar nerveux et direct, le film illustre une peur bien plus grande : celle de perdre son identité.
Le titre original, Chemin Incessant, appuie la dimension philosophique du long-métrage. Dans la religion bouddhiste, ce chemin représente le niveau le plus bas de l’enfer, où les souffrances sont infinies et la sortie difficilement atteignable. Les deux personnages, presque schizophrènes dans leur manière de mener une double vie, errent dans cet enfer interminable, espérant qu’une échappatoire se dessine. Alors que Yan, le policier, espère mettre un terme à cet engrenage infernal pour retrouver son identité originelle, son rival, Ming, ne cesse de douter. Bien qu’ayant tissé quelques liens au sein de la triade, la vertu de Yan ne fait que peu doute et il est désormais temps pour lui de fuir ce piège qui se referme.
A l’inverse de son homologue infiltré Ming, qui dorénavant bien installé au sein des forces de l’ordre questionne sa propre moralité et ses choix éthiques. Est-il toujours le gangster du passé où pourrait-il embrasser une carrière d’honnête citoyen ? Pris dans la spirale infernale d’un Yin et d’un Yang destructeurs, les deux protagonistes se raccrochent désespérément à ce qui faisait jadis leur identité. Si Yan est en contact avec son supérieur pour l’échange d’informations, il l’est aussi avec une psychiatre face à qui il se met à nu, comme pour entretenir son humanité. Ming lui, communique avec son boss, tout en menant une vie de couple ordinaire, sa compagne n’étant pas au courant de sa véritable personnalité. Seules bouées de sauvetage dans un océan de mensonges et de faux semblants, ces individus sont alors les derniers éléments auxquels se rattacher pour les protagonistes, pour que leur moi d’avant persiste à exister dans ce nouveau monde.
Un élément très intelligemment mis en scène à plusieurs reprises, où sur les toits des gratte-ciels apparaissent les reflets des personnages dans des vitres géantes, complètement déformés et presque illisibles, à l’image de leur tourments internes. Andrew Lau et Alan Mak illustrent un scénario roublard via une réalisation à l’efficacité redoutable. Pas le temps de respirer pour le spectateur, le compte à rebours est lancé dès la fin du générique. A l’inverse du remake de Scorsese, ici tous les enjeux sont établis en cinq minutes afin de rentrer dans le vif du sujet. Le montage se veut nerveux, tendu, presque sans temps mort. On peut également citer cette séquence où le deal tourne mal. La gestion de l’espace est magistrale. Délaissant les rues grouillantes que les polars hongkongais avaient l’habitude d’arpenter, la mise en scène se concentre sur les intérieurs, sur les visages et les gestes, insistant sur chaque détail, transformant chaque coup d’œil trop insistant en véritable détonation. Tension palpable grâce au rythme du montage mais également au travail sur les cadres, riches d’informations, toujours à juste distance, et délivrant par moment quelques plans d’ensemble suspendus dans le temps, comme représentation picturale des forces en présence.
Toujours lisible malgré une vitesse d’exécution éclaire, Infernal Affairs met à profit une technologie phare de son époque pour incarner à l’écran cette fuite en avant incessante : le téléphone portable (balbutiant au tout début des années 2000), devenant alors un enjeu central du récit à travers toutes les informations qui transitent par son utilisation. Il devient moteur d’un nouveau type de dramaturgie, où l’obtention de renseignements se consomme comme un flux inarrêtable. A l’image de a la modernité du monde dans lequel il s’inscrit, ce nouvel outil témoigne d’une société toujours plus connectée, lancée à sa propre poursuite, impossible à stopper. Éloigné des gunfights iconiques du cinéma de Hong-Kong des décennies précédentes, Infernal Affairs amorce le thriller 2.0 à l’aube du 21e siècle.