Réalisateur : Ridley Scott
Année de Sortie : 1982
Origine : États-Unis / Hong-Kong / Royaume-Uni
Genre : Thriller SF
Durée : 1h57
Le Roy du Bis : 10/10
Thibaud Savignol : 9/10
To Live and die in L.A.
Avant de devenir un chef d’œuvre unanimement reconnu par la presse, Blade Runner fut froidement accueilli lors de sa sortie en salles à l’été 1982, occulté par celle de E.T. l’Extraterrestre d’un certain Steven Spielberg. Le public de l’époque n’a pas forcément su comment aborder ce récit d’anticipation sous le bon angle, s’attendant à un divertissement grand spectacle dans la droite lignée de La Guerre des Etoiles. Cette confusion des genres à laquelle le département marketing s’est retrouvé confronté fait suite à une gestation particulièrement conflictuelle entre le réalisateur, qui voulait tourner un néo-noir, et ses producteurs qui espéraient un film orienté action. Le tournage occasionna lui aussi quelques bisbilles entre Ridley Scott et ses équipes techniques, qui lui chiaient copieusement dans les bottes. Tout comme sa star Harrison Ford qui se dissipait comme un écran de fumée à l’arrière-plan, créant un malaise sans précédent.
Pour ne rien arranger, les projections-tests furent catastrophiques, obligeant le studio à opérer plusieurs coupes franches et à imposer une voix-off sur-explicative dont le public se serait certainement bien passé. Pourtant, toutes ces réécritures incessantes et ces remontages intempestifs auront quelque part permis de façonner sa légende, et à Ridley Scott d’accoucher d’une forme ultime avec ce Final Cut. De son horizon se confondant à la constellation d’Orion à sa cité babylonienne, en passant par ses tours monolithiques, ses structures pharaoniques, ses publicités omniprésentes, ses rues bondées et ses artères bardées de néons, cette plongée immersive dans cet univers d’anticipation témoigne de ce que les affres de la création peuvent parfois engendrer de meilleur.
Avec sa représentation d’un avenir dystopique mêlant voitures volantes, technologie rétro-futuriste et bric à brac clinquant, Blade Runner a participé à ériger le mouvement Cyberpunk tel qu’on le connaît aujourd’hui. Son urbanisme est le fruit d’une collaboration avec le designer industriel Syd Mead qui a permis d’ériger l’une des plus belles cités de l’Histoire du 7ème art, l’une de ses plus décadentes aussi. L’environnement possède une densité vertigineuse qui ne révèle jamais ses artifices grâce aux soins apportés à ses effets d’éclairages (en néon et fibre optique). Cet amoncellement de différentes influences, styles et architectures se mêle à un véritable choc des cultures. La caméra mobile participe à renforcer l’immersion au sein de ce décor qui nous apparaît déshumanisé, décrépit, comme laissé à l’abandon. Cette ville qui semblerait avoir été digérée par la mondialisation raconte à elle toute seule une histoire, celle de l’exode des populations les plus fortunées, qui ont depuis longtemps quitté la maison mère pour partir s’établir dans des colonies.
C’est de cette division entre caste du ciel et ceux du bas que vont naître les replicants, ces êtres synthétiques destinés à servir de main d’œuvre bon marché, pour leur confier les tâches les plus dures et ingrates, quand ils ne sont pas simplement destinés à écarter les jambes. Scott, qui a toujours trouvé les œuvres de Phillip K Dick confuses et prise de tête, a préféré mettre l’emphase sur sa mise en scène plus que sur les questionnements d’ordre philosophique ou moral. Les troubles identitaires, le futur de l’humanité face aux révoltes de l’IA, les problèmes écologiques, qui sont autant de sujets et de thématiques récurrentes de l’auteur, seront tout de même esquissés lors des différentes péripéties du métrage. Ils ne viendront cependant jamais occulter les principaux enjeux du film, qui se focalisent davantage sur une enquête policière fourmillant d’indices et de pistes, des interrogatoires et des confrontations musclés, ainsi que d’une romance impossible.
Nous nous retrouvons donc avec tous les archétypes du film noir : les éclairages expressionnistes constitués de tons sombres et de clair-obscurs, la mélodie cafardeuse aux accents jazzy, la pluie incessante, l’enquêteur cynique et désabusé porté sur la bouteille, la brune ténébreuse… L’introduction interroge déjà l’œil hagard du spectateur sur ce qui définit notre humanité, les Replicants étant dotés de raisonnement, de sang et de sentiments, mais aussi d’un libre-arbitre à l’instar de ces Nexus 6 de dernière génération. C’est ce libre arbitre qui conditionne l’instinct de survie de Roy Batty et de ses compagnons, les poussant à revenir sur Terre pour cause d’obsolescence programmée. Ils nourrissent l’espoir de glaner quelques années de vies supplémentaires auprès de leur créateur, le puissant PDG de la Tyrell Corporation, dont la pyramide domine les hauteurs de la ville. Rick Deckard sera alors missionné de les traquer.
Débusquer un Replicant implique néanmoins de passer un interrogatoire sous la forme d’un test nommé Voight-Kampff : une mécanique antique presque organique, respirant à l’aide d’un soufflet censé déterminer une réponse d’ordre émotionnel à une batterie de questions formelles. Si l’interrogé fait mine de nervosité, cela suffit à séparer le bon grain de l’ivraie. Cela constitue dès lors un paradoxe si l’on considère que le policier qui fait passer le test n’affiche de son côté aucun état d’âme, tout en posant des questions impersonnelles que l’on écrit pour lui. Tout le film sera ainsi parcouru par cette ambivalence thématique, y compris sur le plan plastique et formel (juxtaposition de matte-painting, plans compositse, miniatures et maquettes), afin de mettre en lumière cette opposition entre réel et superficiel. Il est question de les confondre pour semer intentionnellement le trouble dans l’esprit du spectateur, qui finira par s’interroger sur ce qui définit réellement notre humanité.
Tout n’est pas noir, tout n’est pas blanc non plus, simple question de point de vue. Deckard pourrait être perçu comme l’antagoniste de Batty et donc comme le méchant de toute l’histoire, d’autant que sa cible saura faire preuve de plus d’empathie à son égard, bien que malheureusement pour lui, apprendre à vivre, c’est aussi devoir appréhender l’inéluctable. Le montage de ce Final Cut réintroduit également la fameuse licorne de la discorde effacée du montage d’origine, qui laissait figurer une intrigue sur laquelle nous nous garderons bien de débattre ou d’affirmer une quelconque hypothèse. En interview le réalisateur britannique fera lui moins de mystère, glissant ce message sans équivoque qui prend la forme d’un papier d’origami sur lequel est écrit : «je sais tout».