Réalisateur : Michele Soavi
Année de Sortie : 1995
Origine : Italie / France / Allemagne
Genre : Fantastique Macabre
Durée : 1h45
Le Roy du Bis : 9/10
Thibaud Savignol : 8/10
La Petite Mort
Dans les années 90, le zombie est déjà enterré six pieds sous terre. Mais il n’est pas le seul à bouffer les pissenlits par la racine, puisqu’il a également précipité le cinéma d’horreur transalpin avec lui. Michele Soavi profite de cet état de jachère afin d’en livrer son œuvre testamentaire. Il a dorénavant les coudés franches après s’être définitivement émancipé de l’influence de son producteur et mentor Dario Argento, pour lequel il avait autrefois travaillé comme assistant. Son choix se portera sur le roman Dellamorte Dellamore de Tiziano Sclavi, célèbre pour le fumetti Dylan Dog, dont le personnage de bande dessinée ressemblait trait pour trait à l’acteur Rupert Everett.
Ce dernier sera sélectionné à la place de Matt Dillon pour interpréter le rôle de ce gardien de cimetière mélancolique et misanthrope qui tente de tuer le temps en rayant le nom des défunts du Bottin ou bien en assemblant un puzzle en forme de crâne humain. Mais son quotidien est quelque peu chamboulé depuis que les morts reviennent à la vie. Heureusement, il peut compter sur son fidèle assistant Gnaghi pour l’aider à empêcher les revenants de s’en prendre aux vivants. Seulement personne ne semble se soucier de ce qu’il accomplit tous les soirs, tandis que sa petite entreprise connaît un surcroît d’activité suite à une succession d’accidents. Il fera bientôt la rencontre d’une veuve épeurée qui va bouleverser son existence et lui donnera peut-être enfin un petit plus de sens.
L’ombre des maîtres que sont Fulci ou Bava n’est jamais loin dans cet univers foisonnant où l’amour côtoie la mort, la poitrine voluptueuse et les lèvres pulpeuses d’Anna Falchi la flétrissure des corps décatis, entre attraction et répulsion. Les sens contraires se télescopent, et on trouvera même une pincée d’absurdité lors d’une tragédie emportant la vie d’un groupe d’adolescents, provoquée à la suite d’un carambolage violent. On peut également citer Terry Gilliam, qui aura certainement eu une influence déterminante sur cette entreprise après que Soavi l’ait assisté durant la production des Aventures du Baron de Munchausen, auquel il a repris cette faucheuse ailée qui missionne Dellamorte de cesser sa croisade contre les morts pour s’en prendre aux vivants. De l’aveu de son réalisateur, il ne savait pas quelle direction donner à son long-métrage durant ses sept semaines de tournage, jusqu’au moment où il s’est retrouvé en salle de montage, laissant forcément plus de place à la libre analyse et au remodelage du récit.
Cette confusion est assez symptomatique d’une œuvre qui refuse de céder à toute normalité pour se complaire dans un kaléidoscope de compositions sépulcrales et de scènes surréalistes. Cinéaste de l’image, le réalisateur choisit l’art de la fantasmagorie en s’inspirant des toiles de Margritte (Les Amants), dont il singe les étreintes amoureuses sous le linceul, ou bien de L’île des morts d’Arnold Böcklin auquel l’environnement fait clairement allusion. Tout n’est que songe, et la réalité du fossoyeur se mélange à la lisière de ses fantasmes inavoués, de sa castration à ses penchants meurtriers qu’il développe dans une solitude extrême. Le personnage réduit à l’impuissance trouvera finalement plus de jouissance dans l’acte de délivrer la mort (tuer) que dans celui de donner la vie (copuler), tandis que Gnaghi s’abandonnera aux plaisirs charnelles de la nécrophilie.
Finalement, le film est moins une romance que la tentative d’évasion d’un homme basculant peu à peu dans la folie et qui ne fera que creuser l’abîme de sa vacuité. Comme son nom le suggère, Francesco Dellamorte n’est pas plus vivant que ceux qu’il ensevelit toutes les nuits. Et s’il vit des pérégrinations, ce ne sera jamais que par procuration dans l’univers cloisonné de son cimetière, auquel les tourbillons de feuilles mortes et agitations d’éclats de papiers font écho aux flocons aériens de cette boule à neige esquissée en introduction. Tout concorde d’ailleurs à le rendre aussi monolithique que les sépultures qu’il entretient, de cette indifférence que les habitants tiennent à son égard à cette série de meurtres qui ne lui seront jamais attribués. Les différentes manifestation de cette femme ne seront que des fantasmes qu’il projette chez d’autres, dans la quête d’un amour impossible visant à combler le vide de sa morne existence et qui finiront fatalement par se flétrir.
S’il a choisi d’être le fossoyeur, c’est justement pour échapper au monde des hommes au même titre que son acolyte Gnaghi dont il partage l’autisme à un degré moindre. Dellamorte tentera bien sûr de fuir cette fatalité, mais il ne pourra pas aller au-delà des limites de sa vie, parfaitement symbolisé par ce tunnel obscur menant vers un halo de lumière, pont entre la vie et la mort. Le chemin ne mènera donc qu’à une impasse sans frontière, qui tient dans le creux d’une main, et qui souligne le caractère poétique de ce conte macabre sous forme d’oxymore de Michele Soavi.