[Critique] – Ghost in the Shell


Ghost in the Shell Affiche film

Réalisateur : Mamoru Oshii

Année de Sortie : 1995

Origine : Japon

Genre : Animation Japonaise

Durée : 1h23

Le Roy du Bis : 6/10
Thibaud Savignol : 10/10


Un Esprit sain dans un corps sain


«Dans un futur proche, les réseaux informatiques quadrilleront l’univers. Mais ce progrès n’aura pas balayé nos nations et nos groupes ethniques». Avec ce bref carton introductif, difficile de faire plus prophétique quant à l’essor d’internet et au développement exponentiel des réseaux informatiques, qui définissent presque à eux seuls notre 21e siècle. Un point de départ issu du manga éponyme, conçu par Masamune Shirow, qu’Oshii va s’évertuer à retranscrire le plus fidèlement possible tout en y intégrant ses propres interrogations.

Réalisateur confirmé qui œuvre depuis une dizaine d’années aussi bien dans l’animation que la prise de vue réelles, avec plus (L’Œuf de l’ange) ou moins (Lunettes Rouges, Stray Dog) de succès, Oshii va définitivement rentrer dans la cour des grands en cette année 1995. Si Ghost in the Shell a à ce point marqué les esprits, au-delà des questionnements profonds qu’il suscite, c’est grâce à un récit racé, de seulement 80 minutes, qui ne laisse pas une seconde de répit au spectateur. Ce mélange habile de techno-thriller et d’intrigues politiques aussi abouti, on le doit à toute l’expérience emmagasinée lors des deux derniers films réalisés qui constituaient la duologie Patlabor. D’ailleurs, nombre de ses collaborateurs précédents sont de retour pour ce nouveau projet, leur savoir-faire étant un élément indissociable à la réussite du film. Cette base solide va lui permettre une ambition nouvelle, autant pour l’animation elle-même que pour les nombreuses pensées philosophiques qui émaillent le récit.

Le réalisateur japonais poursuit ses récits d’anticipation, décrivant un futur proche (2029), où Tokyo (rebaptisée New Port City) a désormais pris l’allure réticulaire et glaciale d’une gigantesque ville-écran. Cyberpunk oblige, la technologie permet de mécaniser les corps, de démultiplier leurs performances, aussi bien cérébrales que physiques, via de nombreuses augmentations implantées directement dans la chair. Le cerveau est une interface à part, aménagée pour se brancher aux flux multiples qui émaillent dorénavant les outils du quotidien, mais exposant l’utilisateur a un piratage de sa conscience (son Ghost). L’idée d’hyper-connectivité est déjà là, sorte de web primitif comme outil pour interagir via les consciences.

Ghost in the Shell Critique Film Cyberpunk Mamoru Oshii

Le long-métrage d’Oshii devient à sa sortie le nouvel étalon de l’animation japonaise. Inspirés par une Hong-Kong labyrinthique, et notamment sa citadelle de Kowloon, les dessinateurs créent une métropole qui fourmille de détails et grouille de vie. Ils jouent constamment sur les rapports d’échelle, tout en réinventant habillement les éclairages urbains, n’hésitant pas, contrairement au tout venant, à accentuer les zones d’ombre. Pour Oshii cette ville, construite comme un réseau, représente l’avenir, avec sa cacophonie permanente, ses informations en continu et ses innombrables enseignes. Tout cela à un moment charnière de l’animation, où une grosse partie de la création s’est effectuée sur ordinateur, combinant celluloïds classiques et images de synthèses, afin de coller au plus près d’une vision sacrément ambitieuse.

En ce qui concerne le récit, on suit le major Kusanagi et son collègue Batou, membres de la section 9, une cellule gouvernementale anti-terroristes. Chargés de découvrir qui se cache derrière un terrible virus informatique, leur traque les mèneras aux confins des abysses numériques. En parallèle de cette intrigue, se greffe une seconde machination, qui voit les services diplomatiques de différentes nations s’entre-déchirer sur le sort réservé à l’auteur du virus en question, qui localisé au Japon demande l’asile aux pays voisin.

Ces deux récits parallèles définissent le premier questionnement sous-jacent de Ghost in the Shell, à savoir la notion de frontières. Lors de l’enquête, on s’aperçoit rapidement que l’auteur du virus est en réalité une intelligence artificielle née au cœur des réseaux informatiques et qui vient de prendre conscience de sa propre existence. Le piratage est son unique forme d’action, étant dépourvue d’enveloppe charnelle. On franchit dès lors la première frontière, celle de l’immatériel, d’une existence au-delà de la perception du réel, noyée dans cette nouvelle abîme de réseaux informatiques sans fin. Oshii poursuit les travaux Cyberpunk entamés par Gibson et Stephenson, qui décrivent dans leurs ouvrages (respectivement Neuromancien et Le Samouraï virtuel), cette réalité alternative, virtuelle, qui n’aura de cesse de remodeler le réel, aboutissant à la naissance d’une nouvelle version de nous-même, au-delà de la chair et de notre existence physique.

Répond alors à la frontière de l’esprit et de la chair, celle bien plus ancrée dans notre conscience collective, relative aux délimitations étatiques. Comme indiqué par le carton en introduction, derrière ces avancées technologiques, face à ce nouveau monde qui s’ouvre à l’espèce humaine, les notions de peuples et de territoires restent solidement rattachées à notre humanité, à notre persistance physique dans le temps et l’espace, là où les fonds insondables de l’immatériel sont régis par des concepts du temps et de l’espace aux antipodes.

Face à cette intelligence artificielle douée de conscience, se dresse le major Kusanagi. Lors du générique, devenu iconique depuis, on assiste à la fabrication de son enveloppe (le Shell), simulacre charnelle, où le titane a remplacé la souplesse de l’épiderme et où les axones sont devenus fibres optiques et neuro-transpondeurs. Elle apparaît dès lors comme une réplique du réel, production artificielle qui en reniant sa nature biologique, en fait immédiatement le symbole d’une hyper-réalité funeste. On peut parler de la fin d’une humanité organique, telle que conçue depuis l’avènement du premier Homme. Le corps humain perd de facto son unicité, ses imperfections et sa fonction reproductrice, au profit d’un modèle sériel reproduisible à l’infini, à l’identique, comme aboutissement d’arts graphiques et de l’industrie robotique. Ainsi l’existence même de ce corps présuppose la mort de son modèle.

Ghost in the Shell Critique Film Cyberpunk Mamoru Oshii

En s’établissant au cœur de cet univers de faux-semblants et de simulacres, le major Kusanagi n’aura de cesse de questionner sa non-humanité. Au-delà d’un corps externe (idée d’hyper-féminité aux proportions parfaites) et interne (des organes synthétiques), persiste au sein de cet entremêlement d’artifices quelque chose de plus fort : une âme, une conscience ? Derrière ses scènes d’action d’une efficacité redoutable (la longue traque dans les dédales insalubres de New Port City), Oshii dresse en filigrane les interrogations intimes d’un androïde, qui n’a de cesse de questionner son statut face à son environnement.

A ses côtés se tiennent Batou, un homme à moitié machine de par les nombreuses greffes reçues (yeux bioniques, améliorations cérébrales), son chien (une reproduction totalement artificielle) et Togusa, un flic 100% humain. Dès lors Kusanagi, qui apparaît elle intégralement artificielle mais comme double parfait d’une humanité sur le déclin, est en recherche perpétuelle d’une identité. A ce titre, ses déambulations existentielles s’intègrent avec une fluidité déconcertante au sein d’un thriller au rythme haletant. Oshii n’hésite pas à briser son mouvement pour illustrer les troubles de sa protagoniste principale.

Après avoir sondé les abîmes lors d’une séquence de plongée symbolique où le néant côtoie les affres de l’existence, débarrassée du brouhaha extérieur, fuyant l’organique et le matériel pour ne se connecter qu’au plus profond de son âme, Kusanagi erre sous la pluie, dans cette ville labyrinthe, aux battements des psalmodies transcendantes et hypnotiques de Kenji Kawai. Faisant à nouveau face à la métaphore de l’eau comme réseau sans fin où s’écoulent des données à l’infini (la ville est parsemée de branches fluviales), elle se confronte à une multitude de doppelgängers, bâtis sur le même modèle, perdue au cœur d’une urbanité reflétant ses propres doubles, avant d’achever sa course face aux mannequins ornant les vitrines des grands magasins. La notion d’individualité, pourtant si importante à l’expression des libertés individuelles, se perd dans la valse des simulacres. La singularité propre et l’appartenance à l’espèce humaine se définit-elle avant tout par le «Shell» (la coquille) ou le «Ghost» (l’âme) ?

Est-ce là une dissociation de notre propre patrimoine génétique, phagocyté par une technologie toujours plus prégnante, ou seulement l’évolution obligée de par le virage de nos sociétés mécanisées actuelles ? Lors du final ébouriffant, mariant l’action débridée à une réflexion philosophique des plus poussées (la reproduction entre une intelligence artificielle et une possible conscience comme nouveau cycle de procréation au dépend de notre seule faculté biologique), Oshii rappelle que l’évolution tient davantage de l’adaptation nouvelle que d’une pensée machinale. A l’instar de Togusa, le flic entièrement humain qui fait régulièrement preuve de malice face à des raisonnements mécaniques parfois stériles (d’où sa présence au sein d’une équipe de cyborgs), Oshii illustre un arbre généalogique géant sur le mur de l’entrepôt, comme symbole de notre espèce.

Strié de balles dans sa verticalité, du tronc aux branches les plus hautes, il laisse apparaître le destin de l’humanité toute entière. La fin est proche, l’espèce humaine telle qu’on la conçoit aujourd’hui sera anéantie si on se borne à filer droit sans rien remettre en question. Sur cet arbre, ce sont les branches annexes, situées sur les côtés qui ont échappé à la rafale. Elles représentent une pensée oblique, adaptative, pour encaisser le choc de sociétés dépendantes et à la merci des technologies. La note finale viendra répéter cette avertissement, à travers le corps symbolique d’une enfant, coquille (Shell donc) et réceptacle d’une nouvelle hybridation, évolution prochaine de l’humanité entre artificialité et conscience persistante.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut
Optimized with PageSpeed Ninja