
Réalisateur : Alex Proyas
Année de Sortie : 1998 / 2008
Origine : États-Unis / Australie
Genre : Néo-Noir Paranoïaque
Durée : 1h35 / 1h51
Le Roy du Bis : 7/10
Thibaud Savignol : 7/10
La Cité des songes
On n’insistera jamais assez sur l’importance du montage lors de la fabrication d’un long métrage. Après l’écriture et le tournage c’est une nouvelle phase qui commence, où les convictions d’hier sont alors bousculées, jusqu’à aboutir à une nouvelle forme parfois très éloignée des prédictions de départ. Par pression d’un producteur ou suite à de profondes réflexions, l’œuvre mute jusqu’aux derniers coups de ciseaux. Si Alex Proyas a bénéficié d’une certaine latitude lors du montage de Dark City, les producteurs frileux quant à la complexité de l’intrigue lui imposent d’ajouter une voix-off (sur)explicative en introduction. La version de 1998 exposant d’emblée, de manière assez stupide, les retournements narratifs du film, le Director’s Cut de 2008 vient rendre justice aux intentions de son créateur.
C’est la taille qui compte
L’histoire est des plus simples : un homme se réveille dans une baignoire, nu de corps et de souvenirs. Il comprend rapidement qu’il est traqué par de sombres individus, pas vraiment prompts à lui souhaiter la bienvenue. Commence alors une course pour la survie, lui qui se voit rapidement accusé d’être responsable de plusieurs meurtres de prostituées. Dans cette citée nocturne, aux comportements étranges des passants, il se pourrait bien que quelque chose de plus terrible encore ne se trame, comme une machination des plus perverses. On n’en dira pas plus ici, histoire de ne pas spoiler le potentiel premier visionnage de nos lecteurs.
Si cet agencement de péripéties laisse la place au mystère, happant le spectateur aux pérégrinations d’un héros aussi perdu que lui, c’est grâce au remontage de 2008 effectué par le réalisateur lui-même. D’origine, bien que le corps du film reste peu ou prou le même (les 11 minutes supplémentaires sont avant tout des séquences rallongées), le personnage du docteur Schreber, que rencontre rapidement le protagoniste, introduisait toutes les mécaniques à mêmes de surprendre le public. En deux minutes il explicitait les rouages de l’univers du film, le pourquoi du comment, distribuant immédiatement les clés de compréhension du long-métrage et un temps d’avance sur les évènements à venir.

La version de 2008 donne surtout beaucoup plus de sens à la quête du héros, perdu dans ce labyrinthe urbain, où il n’a de cesse de fuir pour reconstituer les pièces de son identité. Assez rapidement les éléments se mettent en place, mais chaque révélation apparaît comme un virage narratif puissant, déroutant le spectateur, là où en 1998 elles n’étaient que l’illustration des explications initiales. Malgré son échec au box-office, le film a réussi à trouver son public au fil des ans, preuve que les qualités du long-métrage allaient déjà bien au-delà de sa seule construction narrative.
Beauté vénéneuse
En effet, tout juste sorti de The Crow, gros succès pour un premier film malheureusement endeuillé par la mort de Brandon Lee lors du tournage, Proyas continue ses expérimentations esthétiques. Dans la lignée de ces images sombres et contrastées, il convie cette fois-ci le polar des années 40 tout autant que l’expressionnisme allemand et les influences Cyberpunk. Le terme «tech-noir» (en référence à la boîte de nuit du premier Terminator) a même été créé pour désigner cette fusion entre la science-fiction et le film de détective à l’ancienne. On pense immédiatement à Blade Runner, précurseur du genre, mais en cette fin de décennie, Passé Virtuel ou Nirvana embraseront également à leur façon ce sous-genre de la SF.
Nombre de plans sont à tomber par terre, évoquant aussi bien les cadres rigoureux de la bande dessinée que les tableaux mélancoliques d’un Edward Hooper, et notamment son célébrissime Nighthawks. Le chef op Dariusz Wolski perpétue la longue tradition des brillants faiseurs d’images polonais (USS Alabama et la trilogie Pirates des Caraïbes c’est lui), bien aidé par le travail démentiel de Patrick Tatopoulos, production designer de génie à la filmographie non-sensique ; il a aussi bien chapeauté les Man of Steel et Batman V Superman de Snyder que le nanardesque Battlefield Earth.
Ce dernier compose cependant ici une œuvre kaléidoscopique à nul autre pareil. S’inspirant de différentes architectures, aussi bien parisienne, londonienne que new-yorkaise, Tatopoulos érige une cité composite, volontairement disruptive, pour mieux dérouter le spectateur au cœur de cet amas de tôle et de métal. Seul décor du long-métrage, intégralement construit en studio, il renvoie par instant à la démesure de celui de la Cité des Enfants perdus, entre artificialité et magie anachronique.

Les prémices de la Matrice
Au-delà d’une réussite visuelle de presque tous les instants (quelques fonds numériques piquent les yeux aujourd’hui), se joue également avec Dark City un réel questionnement de notre libre arbitre. Sans trop en révéler, lors des confrontations avec les «Étrangers» le script interroge régulièrement ce qui constitue notre unicité en tant qu’êtres humains à part entière. Plus que de nous triturer les méninges à la recherche d’une explication rationnelle, il semble être davantage pertinent de sonder ce qu’on pourrait qualifier d’âme humaine, l’imperceptible, pour mieux saisir toutes nos forces et nos faiblesses ; ce qui fait de nous une espèce à part entière et indéchiffrable.
Attention Spoiler !
Tout comme The Truman Show la même année ou Matrix en 1999 (qui s’inspirera d’ailleurs grandement de la patine visuelle de Dark City), le long-métrage met en scène la fameuse allégorie de la caverne chère à Platon. Les individus ne conçoivent leur propre existence qu’à travers des projections, persuadés d’appartenir à un monde qui n’est en réalité qu’une représentation, un simulacre d’un tout plus grand. Transpire ainsi dans cette fin de siècle une odeur de conspiration, un contrôle des puissants sur le plus grand nombre face à des individus constamment en recherche d’un ailleurs et/ou de la vérité (c’est ce qui alimentait déjà le visionnaire Strange Days de Bigelow en 1995, via le réel toujours plus saisissant de ses images amateurs).
Fin du Spoiler
Pas irréprochable non plus, Dark City accuse quelques longueurs lors de son second acte, tournant en rond sur lui-même, à l’image de son protagoniste à la mémoire fragmentée et déficiente. On notera quelques effets visuels de trop, comme ces «pouvoirs» télé-kinésiques grossièrement mis en scène. À ce titre le final a pris un petit coup de vieux, l’obligation du climax spectaculaire n’étant pas des plus réussies.
Mais qu’importe. Par son originalité assumée, ses partis pris visuels tranchés et une narration intelligemment retors (surtout pour le Director’s Cut), l’œuvre de Proyas mérite son statut de petit film culte, et même davantage. Éclipsé en salles par le mastodonte Titanic et spolié par Matrix un an plus tard, il est de ces films au destin malheureux, tapis dans l’ombre, mais qui méritent pourtant d’être redécouverts par le plus grand nombre.