
Réalisateur : Shozin Fukui
Année de Sortie : 1991
Origine : Japon
Genre : Androïde Émancipé
Durée : 1h37
Thibaud Savignol : 7/10
Poupée de sang, poupée de son
Il est de ces films qui appartiennent à la légende urbaine. Leur contenu serait si abominable et se les procurer si tortueux, qu’on en vient à les vénérer avant même leur visionnage. Pinocchio 964 ferait partie de ces expériences abominables, complètement barges, dans la droite lignée d’un Guinea Pig ou d’un Tetsuo version hardcore. Sorti en 1991, ayant bénéficié d’une certaine renommée dans son pays natal, Pinocchio 964 a plus difficilement trouvé le chemin jusqu’à nos contrées. Disponible en import américain via Unearthed Movie depuis les années 2000, sa côté n’a cessé d’augmenter suite à sa raréfaction. Sa restauration et sa ressortie chez 88 Films permettent aujourd’hui de vérifier si il mérite son statut d’œuvre maudite extrême.
À la hauteur des attentes
Pinocchio 964 est un androïde esclave sexuel à la merci des pulsions de ses utilisateurs/trices. Sa mémoire est effacée à chaque utilisation, il ne sait ni communiquer ni raisonner par soi-même. Un jour, alors qu’il parvient à s’échapper des griffes de sa propriétaire, il fait la rencontre d’une marginale, Himiko. Celle-ci le prend sous son aile, comme elle le fait pour chaque androïde désespéré dont elle croise la route. Mais lorsqu’elle parvient à activer la conscience de son nouvel hôte, cela provoque une crise existentielle chez elle, entraînant un revirement drastique de sa personnalité. Dans le même temps, sur les ordres de son créateur, un trio de mercenaires tente de remettre la main sur l’humanoïde en cavale.
Si le synopsis paraît en partie abscons, c’est parce que le film se vie davantage comme un trip sensitif extrême qu’un voyage scénaristique. Le résultat n’est pas spécialement gore ou ultra violent, mais son statut d’œuvre furibarde en dehors des clous n’est pas usurpée pour autant. Les quelques lenteurs atmosphériques de la première partie tranchent avec la mise en scène super sonique qui suit. Les 96 minutes 40 annoncées du titre (littéralement 964) hurlent leur rage punk, déversent une ardeur inarrêtable jusqu’à un climax d’anthologie à travers des rues tokyoïtes surpeuplées.
Au départ, Shozin Fukui est un musicien féru de cinéma. Durant les années 80, en parallèle de ses études en ingénierie vidéo à la capitale, il met en boîte pas mal de shooting promo pour les scènes rock et punk du Tokyo underground. Au sein de ce laboratoire en pleine expansion, où fusionnent cinéma expérimental et musiques iconoclastes, il rencontre les réalisateurs Sogo Ishii et Shin’ya Tsukamoto. Le premier le poussera à transformer ses essais filmiques en un véritable long-métrage, tandis que le second le prendra sous son aile pour son prochain projet, le futur tremblement de terre Tetsuo. Officiellement assistant de production, Fukui officiera autant aux décors métalliques qu’aux effets pratiques.

Mécanique des fluides
Cette expérience couplée à ses courts-métrages font émerger la structure narrative et formelle de Pinocchio 964. D’abord écrit pour son ami musicien Miu Narita, chanteur et bassiste du groupe Libido, son décès inattendu en 1990 l’oblige à revoir ses plans. Un événement tragique qui va rendre le projet d’autant plus rageur et personnel. Il sera remplacé par Haji Suzuki, un autre ami musicien, aujourd’hui marié et fermier dans la campagne japonaise. Et à quelques semaines du premier coup de manivelle, une membre de l’équipe technique endossera le rôle d’Himiko, en lieu et place d’un casting traditionnel.
Souvent comparé au Tetsuo de Tsukamoto, impossible au premier abord de nier la filiation entre les deux œuvres. On retrouve la dimension Cyberpunk du maître, avec ses androïdes en quête d’humanité, ses costumes et accessoires très cybernétiques. S’ajoutent un tournage guérilla, le ratio 1.33, les courtes focales, l’aspect rentre-dedans du filmage ainsi qu’une bande son punko-bruitiste.
Mais si la mise en scène affiche de nombreuses réminiscences Tsukamotesques, ce serait oublié tout le travail préparatoire de Fukui lors de ses précédents travaux. Gerrorist voyait déjà sa protagoniste répandre d’incessants flux gastriques dans les rues (comme Himiko lors de sa bascule), et Caterpillar témoignait d’une rage foutraque mâtinée d’éléments cyber-horrfiques.
Pinocchio 964, moins violent visuellement, pousse pourtant le trip sensitif peut-être encore plus loin que son modèle. Très peu dialogué, le film ne cesse de malmener le spectateur par sa volonté incessante d’extérioriser les pulsions enfouies de ses personnages, aussi bien les androïdes perdus que le scientifique fou avide de capitaliser sur ses créations. L’énergie déborde par tous les pores de l’image, avec en point d’orgue ces amoncellements de vomi et de fluides organiques des plus repoussants. Lorsque les personnalités se révèlent et que les émotions jaillissent, les échanges verbaux se voient remplacés par des hurlements incessants et un brouhaha à n’en plus finir.
Le long-métrage bascule alors dans l’abstraction pure, où il est parfois compliqué de comprendre les faits et gestes de chaque protagoniste. Si l’âme de Pinocchio émerge, difficile d’appréhender le retournement moral d’Himiko. Mais peu importe, la radicalité de l’ensemble emporte tout sur son passage, de l’affrontement incessant entre les deux androïdes au chercheur hystérique pervers, jusqu’à une courses effrénée dans un Tokyo labyrinthique, où les réactions interloquées des quidams témoignent d’un tournage guérilla sans aucune retenue, à l’inverse des ruelles et entrepôts déserts de Tetsuo.

Punks Not Dead
Plus qu’un vulgaire plagiat, le résultat apparaît comme le prolongement des réflexions de son prédécesseur. Dans ce dernier, l’Homme entamait une difficile assimilation avec la fibre robotique. Mais émergeait déjà l’idée d’un futur inéluctable où les deux entités n’en formeront plus qu’une, reflet d’une culture nippone beaucoup plus encline à embrasser les évolutions technologiques à venir. Ici les cyborgs sont déjà là, dotés d’une enveloppe charnelle humanoïde comme témoignage de notre sort funeste. La remontée de leur passé, de leur mémoire et la prise de conscience de leur existence ne les mènent pas à retrouver leur humanité, comme parcours miroir à l’œuvre de Tsukamoto, mais les guident bien vers une nouvelle trans-identité, faite de chair et où œuvre la pensée cybernétique. Ghost in the Shell saura s’en souvenir via l’écriture d’une nouvelle trans-humanité lors de son final.
Citant aussi bien Frankenstein avec sa créature qui se retourne contre son créateur que le conte originel dont il reprend le titre (un pantin de bois devient un vrai petit garçon), Pinocchio 964 y greffe une esthétique punk furibarde. Lorgnant par moments vers les expérimentations esthétiques et hystériques du Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, le long-métrage ne laisse que rarement entrevoir son manque de budget. Sans boulevards néonisés ou immenses buildings rétro-futuristes, le film reprend cependant les androïdes conscients chers à Blade Runner. L’œuvre de Fukui embrasse le Cyberpunk dans ce qu’il a de plus radical, épuré, lorsqu’il façonne les êtres à venir dans un torrent de fluides et de douleurs, assujettis aux corporations toujours plus castratrices et déshumanisantes.
Une descendance naturelle en fin de compte. Bien que souvent couronné comme genre à part entière grâce au Neuromancien de William Gibson, le Japon fut un terrain d’expérimentations incroyables pour la démocratisation du mouvement. Pinocchio 964 est là pour en témoigner, à l’instar du Burst City d’Ishii dès 1982, puis Akira et Tetsuo avant lui.
Souhaitant en faire une expérience à part entière, à l’image d’un concert live, Fukui boosta les installations sonores du Nakano Musashino Hall, premier cinéma où il fut projeté en 1991. Un temple pour les amoureux d’un 7e art aux antipodes du tout venant, où fut par exemple diffusé le grand-guignolesque Basket Case 2 d’Henenlotter l’année précédente. Sale gosse irrévérencieux jusqu’au bout (certains spectateurs seront pris de nausée), son film bénéficia d’un certain succès d’estime. Le jeune réalisateur entamera une tournée à travers le pays, les bobines sous le bras, avant d’être diffusé au festival de Rotterdam. Aujourd’hui plus accessible, et ne trahissant pas sa réputation d’œuvre sulfureuse, Pinocchio 964 est bien le film barge tant fantasmé.