
Réalisateur : Sergio Corbucci
Année de Sortie : 1969
Origine : Italie / France
Genre : Western Spaghetti
Durée : 1h45
Le Roy du Bis : 9/10
Thibaud Savignol : 7/10
Sortie 4K UHD le 1er juin 2025 chez StudioCanal
Cold Skin
En 2022, l’une des plus grandes injustices du 7ème art a enfin été réparée avec la ressortie en version restaurée du Grand Silence. Ce western spaghetti oublié du grand public n’avait autrefois suscité qu’une vague indifférence voire le mépris d’une partie des exploitants de salles aux États-Unis, ne supportant pas de voir un homme blanc succomber au charme d’une veuve noire. Plus connu pour sa fin nihiliste que pour ses qualités filmiques, le film de Sergio Corbucci a largement été réévalué depuis par la critique grâce à l’influence notable d’intellectuels tels que Jean Pierre Dionnet, Jean Baptiste Thoret ou bien Quentin Tarantino, qui lui rendra un vibrant hommage à travers ses néo-westerns (Django Unchained, The Hateful Eight).
Ancien élève diplômé en sciences économiques, journaliste, puis assistant de Roberto Rossellini (connu comme l’un des mètres étalons du mouvement néo-réaliste italien), Sergio Corbucci a souvent été relégué à tort dans l’ombre de son confrère Sergio Leone. Sa carrière prolifique l’aura vu adapté de nombreux genres (polar, comédie, péplum…), mais c’est bien dans le western spaghetti que le réalisateur se sera véritablement épanoui, en lui offrant plusieurs pièces maîtresses (Django, Navajo Joe, Les Cruels…).
Forces de proposition, ses concurrents (Giulio Questi, Sergio Sollima, Enzo Castellari) ne mettront pas longtemps à profiter de ce nouvel âge d’or amené à connaître un funeste déclin. Face à cette recrudescence, il lui faut se renouveler pour rester dans le coup. Son salut semble alors résider dans la radicalité de son approche au sein d’un nouvel environnement. En opposition aux couleurs chaudes et contrastées de ses homologues, ainsi qu’à la noirceur de son propos, Corbucci troque la chaleur étourdissante d’Almeria pour le blizzard humide et froid des Dolomites, remisant les sombreros, caches poussières et ponchos pour sortir les écharpes, peaux de bêtes et manteaux.

D’après la légende, Trintignant aurait lui-même imposé que son personnage soit muet, devant l’indigence des répliques qu’il devait débiter. Son mutisme aura largement participé à cristalliser l’atmosphère mortifère du film. Face à lui, Klaus Kinski trouve dans le rôle de Tigrero un personnage de bourreau sadique et perfide à la hauteur de sa réputation d’acteur. Le titre largement évocateur (Le Grand Silence) file d’ailleurs la parfaite métaphore misanthropique entre son environnement désolé, et la loi de prédation régnant sur ces vastes contrées. La parole n’y a plus cours. Tout dialogue semble rompu entre les paysans affamés et dépossédés de leurs terres, et l’autorité despotique d’un groupe de chasseurs de primes sans morale utilisant les travers de la justice pour imposer leurs lois et tirer sur tout ce qui bouge.
Alors que le gouverneur propose de signer un armistice pour mettre fin aux tueries, les mercenaires y voient une menace pour leur gagne-pain et tentent par tous les moyens de traquer les derniers fugitifs afin de récolter leur butin. Silence, un héros mutique au passé trouble tentera de s’y opposer en prenant la défense des opprimés. Les détonations viendront rompre la quiétude des lieux et maculer le linceul cotonneux d’une tâche rouge écarlate. Autrement dit, ça va saigner.
Sous le vernis de son intrigue de vengeance et de rédemption, Le Grand Silence passe au crible un capitalisme sauvage permettant aux notables de s’enrichir sur la misère humaine, et aux plus forts d’écraser les plus faibles. Habituellement présentés à leurs avantages, les chasseurs de primes y sont dépeints comme de véritables salopards sans code d’honneur. Les fusillades confinent d’ailleurs au massacre de masse. Corbucci montre ainsi les dérives d’une justice libérale pouvant facilement être détournée et pervertie par ceux ayant la charge de la mettre en application.
L’image enferme les protagonistes dans un no man’s land austère et sans horizon, dont le cadre est délimité par des chaînes montagneuses infranchissables. La neige y engloutit tout, y compris les corps que l’on échange pour une poignée d’or. D’une cruauté à peine voilée, le film marque par sa radicalité, réduisant l’héroïsme à peau de chagrin, et la loi à une parodie vaudevillesque (lé shérif naïf et maladroit) destinée à finir ensevelie sous les coups de boutoirs d’un fascisme qui ne dit pas son nom. La fin d’un cynisme assez redoutable conclura parfaitement le long chemin de croix d’un héros rendu impuissant et muet par une horde de charognards à la solde du dieu dollars. Contraint par la production de tourner un happy-end plus en phase avec les attentes du public américain, le réalisateur renâclera à la tâche, bâclant volontairement la séquence pour imposer sa vision nihiliste d’un genre alors en voie de déliquescence.