[Critique] – L’Enfer des Armes


L'Enfer des armes affiche film

Réalisateur : Tsui Hark

Année de Sortie : 1980

Origine : Hong-Kong

Genre : Thriller Désespéré

Durée : 1h35

Le Roy du Bis : 8/10
Thibaud Savignol : 9/10


Il était une fois à Hong-Kong


En 2004, l’inestimable label HK, source intarissable pour cinéphiles en herbes adeptes de cinéma asiatique, proposait enfin dans une édition digne de ce nom l’un des chefs-d’œuvres de Tsui Hark : L’Enfer des Armes. Adieu la VHS VF médiocre, mais surtout, place à une version director’s cut inédite internationalement (!). C’est grâce à une cassette de qualité médiocre que le miracle eut lieu, issue directement du tournage. Images baveuses, tremblante, désaturées, mais qu’importe. Via l’ajout de ces séquences c’est un nouveau film qui existe dorénavant. 2024, vingt ans plus tard, Spectrum Films nous gratifie d’une ressortie restaurée pour notre plus grand plaisir.

Histoire de censure chinoise

Oui, car pendant longtemps, c’est la version non censurée qui a circulé sur les écrans du monde entier. Plus qu’une certaine violence graphique (le film n’est pas si sanglant), c’est davantage l’outrage aux bonnes mœurs que le comité de censure a souhaité sanctionner, par peur d’une flambée de violence auprès de la jeune génération. Le réalisateur vit des pans entiers de son film sectionnés, et disposa de dix jours pour tourner des séquences supplémentaires afin de remodeler l’intrigue. Les apprentis terroristes deviennent victimes, le côté thriller prend le dessus sur le brûlot social, mais le fond polémique subsiste par brides. Il sera évidemment ici question de la version director’s cut, seule véritable vision du cinéaste.

D’un côté, trois adolescents, Paul, Lung et Ko, qui posent des bombes artisanales dans un cinéma et des toilettes publiques, plus par défi que par idéologie. De l’autre, Pearl, une jeune rebelle en colère contre le monde qui l’entoure, en marge du système, véritable électron anarchiste du récit. La rencontre entre cette dernière, véritable allumette et le trio farceur, fera des étincelles. Mais c’est une fois qu’ils tomberont par hasard sur une énorme somme d’argent et seront poursuivis par des mercenaires américains belliqueux, stigmates d’un Vietnam pas si lointain, que commencera véritablement la plongée en enfer.

L'Enfer des armes Critique Film Tsui Hark

La rage du tigre

Pour mieux comprendre l’aura de ce classique indémodable, il est important de rappeler que le début de carrière de Tsui Hark est un véritable parcours du combattant. De retour de New-York dans les années 70, après y avoir étudié le cinéma et commencé à se faire la main dans l’audiovisuel, il atterrit d’abord à la télévision. En 1979, une fois établi au sein de l’industrie, il saisit l’opportunité de réaliser son premier long-métrage. Le fantasque Butterfly Murders est un four au box-office. Mais déjà, on sent la patte du jeune cinéaste et sa volonté de moderniser le répertoire national classique. Il fusionne le film d’enquête à celui des arts martiaux, pour un résultat décapant, empreint d’une fureur qui ne le quittera pas avant un paquet d’années (les années 2020 et son cinéma trop orienté Chine Populaire).

Soutenu par la critique, il parvient à tourner à nouveau. Il s’amuse cette fois-ci de la comédie, de l’horreur et du kung-fu, dans son complètement barré Histoire de cannibales. En réponse à son précédent échec, il compose un dernier plan à l’intention du public où le protagoniste survivant expose son cœur, littéralement face caméra. C’est avant tout Tsui Hark qui s’adresse aux spectateurs, se mettant à nu, ayant tout donné pour innover et divertir. Le constat sera sans appel : nouveau bide, et cette fois-ci la critique le lâche, le trouvant trop fou, trop chaotique, l’accusant de saboter son propre film.

C’en est trop pour le jeune artiste fougueux. Rejeté aussi bien par la presse que boudé par le public, il pense sa carrière à peine lancée déjà terminée. Mais contre vents et marées, il parvient à monter un nouveau projet, via une petite boîte de prod indépendante. Persuadé qu’il s’agira de sa dernière chance, de sa dernière œuvre, il jette toutes ses forces dans la bataille, fait de ses émotions le moteur du projet, et de ses références un appui à sa mise en scène rageuse comme jamais. Synthétisant la période noire que vient de traverser Hong-Kong à sa rancœur d’une férocité presque animale, il fera de L’Enfer des Armes l’une des œuvres les plus âpres, fiévreuses et nihilistes de l’ancienne colonie, doublée d’un pamphlet politique incandescent.

Comme point de départ, il s’inspire donc d’un fait divers récent, où de petits bourges trompent l’ennui en posant des bombes artisanales dans les rues de la ville. En filigrane, pointent également ses propres souvenirs des émeutes de 1967, les plus violentes qu’a connu Hong-Kong au 20e siècle. Alors que la Chine entame sa future sanglante Révolution Culturelle, les idées font du chemin jusqu’aux activistes communistes de l’archipel. L’année est marquée par des manifestations violentes, une répression tout aussi intraitable et des bombes placées par l’extrême gauche. Une époque troublée, vécue à travers les yeux d’un lycéen pour Tsui Hark, qui a clairement infusée son chaos urbain 13 ans plus tard.

L'Enfer des armes Critique Film Tsui Hark

A Better Tomorrow

Dans la même optique, le titre original chinois de L’Enfer des armes n’est autre que Le Gang des Quatre. Au-delà du quatuor intrépide à l’écran, l’intitulé renvoie au Gang des Quatre de la Chine Continentale, instigateurs de la Révolution Culturelle et tombés en disgrâce en 1976 suite à la mort de Mao, après des millions de mort. C’est leur chute qui pousse Tsui Hark à revenir de son exil New-yorkais. Dès ses premiers jets, le projet est éminemment politique, illustration d’une société Hong-kongaise à la dérive, incertaine quant à son avenir et rongée de l’intérieur, sans espoir.

L’introduction annonce la couleur avec son ciel pluvieux, ses barres d’immeubles grisâtres et sa radio pourfendeuse de mauvaises nouvelles (éboulements, morts, maladies). L’atmosphère est moite sous la chaleur de l’été, les personnages suent à grosses gouttes, aussi bien étouffés par la canicule que par leur environnement suffocant. Ici tout respire le désespoir, des chambres étroites aux parkings déliquescents, sans oublier les boîtes de nuit aux play-list plus mélancolico-planantes que réellement festives.

Pour accentuer ce sentiment d’oppression et d’emprisonnement, transformant Hong-Kong en prison à ciel ouvert, Tsui Hark film à de nombreuses reprises barbelés, grillages et autres obstructions métalliques. Dès lors, la cruauté de Pearl sur une souris durant le générique apparaît comme une métaphore funeste du devenir des protagonistes, qui à l’image du rongeur malmené dans sa cage par sa geôlière, subiront les mêmes outrages, victimes d’une époque délétère et d’un futur lumineux illusoire.

Ce nihilisme et cette frénésie n’épargnent personne, aussi bien prolos que richards en manque de sensation, telle une jeunesse désabusée et sacrifiée. Les années 70 sont une période de transition importante pour la ville, passant d’une population de cols bleus (usines de jouets et de fleurs artificielles) à une société de cols blancs suite à la délocalisation des industries en Chine Populaire. Couplé à un urbanisme quasi-total, elle devient dès lors une place forte de l’ultra-libéralisme, où l’argent coulera à flots durant la décennie suivante. L’Enfer des armes apparaît ainsi comme le point final d’une décennie laborieuse, colère expiatoire terminale, avant un cinéma 80’s plus coloré et jovial.

L'Enfer des armes Critique Film Tsui Hark

Naissance du chaos

Tsui Hark, animé d’une rage bestiale, livre un film aussi brillant qu’épuisant. L’intrigue multipliant personnages, intrigues et trajectoires, permet un rythme soutenu qui, passé une première partie un chouia brouillonne, ne délivre plus aucune fausse note. Le réalisateur Hong-kongais peut dès lors calquer sa mise en scène hystérique sur son script, décuplant l’impact des séquences grâce à sa maestria visuelle. Avec seulement 40 jours de tournage, un style guérilla fut inévitable, usant de lieux populaires bondés sans la moindre autorisation. Une urgence qui transparaît littéralement à l’écran, dans le sillage de la nouvelle vague Hong-kongaise, conférant une énergie asphyxiante au long-métrage.

Sa réalisation gagne en maturité, aussi à l’aise dans les cadres composés (les travellings affolants du climax) qu’avec une caméra à l’épaule chaotique, pas encore aussi démocratisée, qu’on ne recroisera que rarement à l’avenir dans son cinéma (l’autre chef d’œuvre Time and Tide). Mad Movies écrivait en 2015 à propos de La Bataille de la Montagne du Tigre : «Tsui Hark a toujours été un cinéaste qui va plus vite que ses propres films». Une maxime restée gravée, qui éclaira sous un jour nouveau le visionnage des films de ce génie du 7e art. En effet, à peine une idée naît dans un film de Tsui Hark, qu’elle se voit chasser par une autre après avoir été pleinement exploitée. Il n’y a qu’à voir ici comment une course poursuite entre le quatuor se transforme en règlement musclé avec un mercenaire étranger dans un même mouvement rageur.

Le récit enchaîne les péripéties, les poursuites, les coups, les bruitages, les musiques (au diable les droits d’auteur, merci Romero et Jean Michel Jarre), laissant Hong-Kong submerger le spectateur dans ce que la ville a de plus tentaculaire, jusqu’à son climax d’une férocité qui laisse encore aujourd’hui pantois. Si l’on cite souvent James Cameron et ses triples climax déments, ce serait oublier l’insatiabilité cinématographique qui s’empare de Tsui Hark la dernière demi-heure arrivée. Dès lors, ses films s’emballent crescendo jusqu’au clap de fin. L’Enfer des Armes n’échappe ainsi pas à la règle, proposant une lutte sans merci au cœur d’un cimetière gigantesque, à travers un découpage d’une clarté à faire pâlir des cinéastes plus chevronnés, et concluant sa chasse à l’homme dans un bain de sang nihiliste hallucinant.

Comme un miroir des plus traumatisants, le final accomplit la prophétie annoncée au départ. Le cimetière résonne tel une mélodie punk, scandant un «No Future» aux abysses insondables. Durant quelques secondes, ne retentissent plus que des coups de feu tandis que défilent les archives des émeutes de 1967. Reflet des années sombres de l’archipel, pamphlet cinglant face à un devenir incertain (la rétrocession à la Chine ne sera actée qu’en 1984) et une jeunesse jetée en pâture, ne persiste à la fin du visionnage que la violence, le chaos et la mort.

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