
Réalisateur : Steven Lisberger
Année de Sortie : 1982
Origine : États-Unis
Genre : Monde Virtuel
Durée : 1h36
Le Roy du Bis : 6/10
Thibaud Savignol : 7/10
Game of Tron
Si l’avènement du jeu vidéo est encore souvent perçu comme un phénomène récent, notamment grâce à une notoriété grand public acquise sur le tard, Tron nous démontre pourtant tout le chemin parcouru en plus de 40 ans. Alors à ses balbutiements à l’orée des années 80, venant seulement de faire son entrée dans les foyers, notamment américains (Pong, Odyssey, première Atari), le 10e art était davantage perçu comme un loisir pour enfants, éphémère, que comme la révolution numérique à venir. Le film de Steven Lisberger, avant-gardiste et toujours aussi fascinant aujourd’hui, a sûrement ouvert bien plus de portes qu’on ne peut les compter.
Retour vers le futur
1982, Flynn est un concepteur de jeux vidéo cool et désinvolte, atteint du syndrome de Peter Pan, entouré de gamins dans sa salle d’arcade. S’il en est là, c’est parce que le dirigeant de la société ENCOM, le carriériste Ed Dillinger, lui a volé ses travaux tout en réussissant à le faire virer. Mais Flyyn ne compte pas se laisser abattre, et cherche une façon d’infiltrer le serveur de son ancienne entreprise afin de récupérer une preuve quant à ses droits d’auteur. Il infiltre ainsi le MCP (Maître Contrôleur Principal), une intelligence artificielle sur-développée avide de pouvoir. Accompagné de ses deux amis Alan et Lora, le voici propulser au cœur d’un jeu vidéo. Heureusement Tron, un programme indépendant inventé par Alan, va l’aider à s’évader et affronter le MCP.
Derrière ce synopsis en apparence simple, l’introduction a tendance à perdre le spectateur d’aujourd’hui. Habitué à un certain jargon informatique/vidéoludique, celui-ci était tout autre à l’époque. On parle ainsi ici de programmes, de processeurs et d’électronique plus que d’informatique. Des termes connus des technophiles et autres geekos, peut-être moins pour ceux habitués aux applications, plates-formes et autres streams. Si la sémantique complexifie légèrement les enjeux et les attentes placés dans le scénario, tout ceci est rapidement balayé une fois dans la Grille, la composante visuelle qui a donné ses lettres de noblesse au long-métrage.

Mythes contemporains
Dès lors, Tron se mute en une œuvre d’aventure beaucoup plus traditionnelle, au manichéisme coloré, avec ses alliés bleus et ses ennemis rouges. Les péripéties s’enchaînent, Flynn étant confronté à moult épreuves. Son évasion devient une fuite en avant ludique, à la façon des premiers jeux vidéo, entre action (course de motos, combat au frisbee) et énigmes (l’interaction avec Dumont nous fait furieusement penser aux Sphinx de L’Histoire sans fin). Mais surtout, cette trame renvoie aux grands récits bibliques, marotte du réalisateur Steven Lisberger qui a grandi avec les fresques de Cecil B. DeMille (Les Dix Commandements, Cléopâtre), où s’affrontent oppresseurs, libérateurs et nouveaux prophètes.
Le script révèle dès lors ses différentes couches, créant un pont avec notre société contemporaine. On retrouve toujours la perversité d’un capitalisme débridé, cynique, aliénant l’individu, où la réussite ne se comptabilise qu’en millions de dollars, au profit de toute éthique ou créativité. D’un point de vue plus technologique, on assiste déjà à la représentation d’un Métavers, où chacun interagit avec l’autre via un avatar reflet de lui-même (ici les programmes ont l’apparence physique de leur créateur). Et enfin, comment ne pas observer en 2025 la représentation déjà avancée de l’intelligence artificielle, réminiscence traumatique du Hal 9000 de 2001 : L’Odyssée de l’espace. Le MCP prend conscience du lui-même, de sa propre existence, devenant dès lors une menace tangible.
Si ces thématiques rendent d’autant plus percutant le visionnage de Tron de nos jours, il serait évidemment criminel de pas aborder la révolution esthétique que fut le film, bien avant ces lectures analytiques. Premier film a recourir abondamment aux images de synthèse (elles apparaissent de façon limitée pour la toute première fois dans Les Rescapés du futur en 1976), le résultat est totalement en avance sur son époque, faisant basculer la Science-Fiction au cinéma dans une nouvelle ère. Ces expérimentations avant-gardistes ont eu un impact décisif, déployant un imaginaire des possibles sans limite.

Le visiteur du futur
Bien que des œuvres comme Terminator 2 ou Le Seigneur des Anneaux aient profité de ces innovations pour mettre en scènes les visions dingues de leur géniteur, on peut regretter aujourd’hui une uniformisation dans l’utilisation du procédé. Là où Tron fait preuve d’une inventivité constante pour imager l’irreprésentable (des programmes et des serveurs), trop d’œuvres aujourd’hui tombent dans une utilisation avant tout pratique du numérique (gommer des imperfections, recréer le réel plus qu’inventer), à défaut d’une effervescence créative qui permettrait de balancer les images d’esprits aussi bien atypiques que malades sur grand écran.
Comme lorsque le réalisateur américain use de ces images de synthèse pour intégrer des êtres humains au sein d’une représentation pharaonique d’un univers virtuel. Au-delà de cette idée brillante et novatrice, Lisberger peut s’appuyer sur une équipe créatrice d’un sacré calibre pour étayer ses visions. La patte Moebius donne aux plans une architecture de bande dessinée aux points de fuite incessants et géométriquement parfaits. Ils sont illuminés par la musique électronique de Wendy Carlos, pionnière en la matière, déjà à l’œuvre pour une B.O de renom sur le Orange Mécanique de Stanley Kubrick. Et pour finir ce panthéon des légendes, citons le grand designer Syd Mead, pionnier de la conception néo-futuriste, déjà à l’œuvre sur les directions artistiques iconiques de Blade Runner et Aliens.
Plus qu’une quelconque ringardise, Tron est avant tout un objet filmique à la fois daté et hors du temps, une forme d’art à part entière, qui transcende sur grand écran le concept de cyberspace, à peine évoqué alors par William Gibson dans ses premiers écrits. À l’instar d’une grille informatique, de codage binaire et de pixels, Lisberger s’attelle à recréer un environnement totalement géométrique, véritable réseau visuel, plus proche de l’abstraction fantasmagorique que du jeu vidéo lui-même. Ses lignes tranchées, ses couleurs phosphorescentes et sa dynamique épurée évoqueront pour les plus anciens leurs premières interactions avec cet univers à part, où les actions les plus basiques (avancer, sauter, tirer) enchantaient notre imaginaire.

Culte à en devenir
Alors certes tout n’est pas parfait : le rythme est par moments pachydermique, l’aspect daté au-delà du réel en rebutera certains et la patte Star Wars se fait souvent sentir, aussi bien dans l’esthétique que dans cette dualité entre un lieutenant intransigeant et un hologramme comme gourou absolu. Mais ce serait passer à côté d’un spectacle total, qui si il frise parfois le ridicule ou le nanar, quand il ne met pas carrément les dieux pieds dedans, apparaît paradoxalement comme un bol d’air frais dans l’univers actuel si générique des images de synthèse (exception de la toujours enchanteresse saga Avatar).
Pas un échec à sa sortie mais pas non plus un véritable succès (33 millions de dollars au Box-office pour un budget de 17), Tron bâtira sa légende au fil du temps, via ses différentes ressorties en VHS et DVD. Il signait malheureusement, aux côtés d’échecs comme Le Trou Noir, Le Dragon du lac de feu ou La Foire aux Ténèbres, la fin de la récréation chez Disney. Adieu les tentatives originales à base de fantastique, de surnaturel et de science-fiction pour les années 80, retour à des long-métrages plus à mêmes de charmer les petites têtes blondes (Un drôle de Noël, Benji la Malice).
Cité aujourd’hui à travers tous les domaines artistiques possibles, de Matrix à I Robot, en passant par South Park, Daft Punk et Kingdom Hearts 2, Tron n’en finit plus de stimuler les imaginaires et fantasmes propres à ce monde numérique. Sa beauté futuriste ne saurait nous faire oublier en ces temps troublés son discours éternel : méfiez-vous des IA et résistez au système. Mais il peut-être déjà trop tard.



