
Réalisateur : Shozin Fukui
Année de Sortie : 1996
Origine : Japon
Genre : Trip Cyberpunk Cauchemardesque
Durée : 1h31
Thibaud Savignol : 7/10
La Nouvelle Chair
Le noir et blanc au cinéma, depuis l’hégémonie de la couleur, provoque en général deux réactions. Soit le film est immédiatement ramené à sa date de création, catalogué comme «vieux film» (ce qui n’est en rien négatif), soit il crée une distance avec le présent, nous immergeant dans un monde autre (Eraserhead), parallèle (Tetsuo) ou dystopique (Mad Max : Fury Road Black & Chrome). Par ce biais, Shozin Fukui plonge dès son introduction le spectateur dans un univers froid et sombre, comme un possible futur proche, où des expérimentations scientifiques sont sur le point d’aboutir à la naissance d’une nouvelle humanité.
Cyberpunk Nippon
Rubber’s Lover narre les recherches de docteurs souhaitant créer des êtres dotés de pouvoirs psychiques. Ils ont ainsi recours à l’éther comme drogue hallucinatoire et au D.D.D. (Digital Direct Drive) pour la partie technologie. Appartenant à une multinationale obscure, une secrétaire vient leur annoncer la fin de leurs travaux d’ici une semaine. Mis sous pression, les deux hommes tentent le tout pour le tout, pratiquant leurs essais cliniques sur un cobaye fraîchement acquis ainsi que sur la secrétaire en question, en vue d’obtenir des résultats probants. Débute alors un voyage aux confins de la folie et de la transcendance.
La première partie, bien que simple dans ses enjeux, apparaît comme très opaque, voire confuse par moments : quel est ce centre, dans quels buts ont lieux les expérimentations, quand sommes-nous ? Le metteur en scène explicite peu son univers, et film fauché oblige, réduit son terrain d’expression à quelques personnages et décors. Mais ces contraintes apparentes se révèlent progressivement une force, transformant l’œuvre en torrent expérimental intemporel, sans doute situé dans un futur proche. Agissant comme un quasi huit-clos dès lors que les épreuves commencent véritablement, tout concourt à une ligne narrative dépouillée où la mise en scène se charge de proposer une expérience hors du commun, rattachant rapidement ses questionnements à la mouvance Cyberpunk.

Impossible de ne pas faire de parallèle avec le Tetsuo de Tsukamoto, à travers le choix d’un noir et blanc contrasté et ultra-agressif, du ratio 1.33 et de cette violence mixant visions cauchemardesques et corps suppliciés. Mais au-delà d’une filiation indiscutable (Shozin Fukui fut l’assistant de Tsukamoto), le réalisateur trace sa propre voie. Un côté plus planant se dégage de cette atmosphère qui imprègne le long métrage, sans renier quelques sursauts d’une brutalité sans concession. Moins rentre dedans et moins fou que son prédécesseur, avec notamment une caméra plus posée, Fukui est tout aussi capable de créer des images qui gravent la rétine de manière indélébile.
Trip esthético-sensoriel
Si Rubber’s Love se contente du minimum scénaristique, c’est pour nous asséner un déluge d’images complètement barrées, atypiques et provocantes. Les cadres sont composés avec un soin maniaque, les éclairages déstabilisent notre perception, tandis que la sur-utilisation de brume et de liquides organiques crée une véritable aura de mysticisme autour de ces protagonistes. On frôle parfois le pur onirisme via cette fusion des êtres et du métal, la mise en scène appuyant la dimension quasi érotique de corps soumis au diktat des machines (câbles omniprésents, technologies qui oppressent les cobayes). On pense même à des installations artistiques lorsque Fukui a recours à des conteneurs à ciel ouverts, descendant verticalement vers les profondeurs du laboratoire, afin d’imager l’évolution de ses personnage.
Mais les images hypnotisantes de Rubber’s Lover ne seraient rien sans la partition musicale qui l’accompagne. Quasi expérimentale elle aussi, elle oscille entre électro planante et sonorités industrielles. Combinée à un design sonore métallique et distordu, l’ensemble n’hésite pas à brusquer nos oreilles avec ses larsens latents, pour mieux partager la souffrance induite par ces expériences. Lorsque les chœurs se joignent aux mélodies, le travail de Kenji Kawai sur Ghost in the Shell se fait encore plus présent.
Passé un premier tiers assez poussif, le trip de Shozin Fukui se pose comme une expérience sensitive unique, où la raison s’efface au profit d’un pur ressenti physique. Les images défilent devant nos yeux ébahis, nous plongeant vers une fin du monde à portée de main. Tetsuo illustrait la fusion homme/machine à venir, là où Rubber’s Lover reprend davantage le cheminement d’Akira, avec son protagoniste transformé en sur-homme aux pouvoirs psychiques suite à différentes expérimentations. Si la mise en scène hurle sa punkitude rageuse, la thématique totalement Cyber évoque l’éternelle question du devenir humain et des potentielles nouvelles limites à franchir en vue de créer une nouvelle humanité, affranchie de sa matérialité.